Feuilleton d’investigation — Épisode 1 / 6
Série en 6 épisodes – basée sur le dossier fourni par Arnaud BEGIN
“Pour comprendre les défaillances humaines, il faut d’abord comprendre la machine. Et la machine nucléaire ne tolère ni improvisation, ni approximation.”
Le grand public imagine souvent une centrale nucléaire comme un bloc de béton opaque, une structure silencieuse d’où ne s’échappe qu’un panache de vapeur d’eau. Mais derrière les murs gigantesques se cache une mécanique d’une précision absolue, un organisme vivant dont le cœur doit être surveillé sans relâche, 24 heures sur 24. Dans ce premier épisode, nous plongeons dans l’architecture intime d’une tranche nucléaire, là où sont produites chaque année plusieurs milliards de kilowattheures — et où la moindre erreur peut avoir des conséquences inimaginables.
L’atome domestiqué : une puissance colossale sous contrôle humain
Pour comprendre les dérives humaines révélées dans les épisodes suivants, il faut d’abord se familiariser avec cette machine titanesque qu’est un réacteur nucléaire. Au centre de l’installation se trouve le cœur, où la fission des atomes d’uranium dégage une chaleur phénoménale. Cette chaleur n’a qu’un objectif : produire de l’électricité. Mais pour y parvenir, elle doit être domptée, canalisée, maîtrisée à chaque instant. Cette maîtrise passe par un système à trois circuits d’eau — trois “veines” hydrauliques totalement indépendantes, mais reliées dans un ballet permanent.
Le triptyque vital : les trois circuits d’une centrale
Le circuit primaire : la barrière radioactive
Le circuit primaire, représenté en rose et rouge dans les schémas officiels, transporte l’eau chauffée par la fission. Cette eau, sous très haute pression, circule entre le cœur du réacteur et les générateurs de vapeur. Avec une température de plus de 306°C et une pression d’environ 155 bars, son rôle est de capter et transporter la chaleur du combustible. Cette eau est radioactive. Elle ne doit JAMAIS sortir de son circuit. Une fuite, même faible, peut provoquer une contamination. L’intégrité du circuit primaire est donc non négociable.
Le circuit secondaire : de la vapeur à l’électricité
Le circuit secondaire, représenté en marron et orange, est le circuit où se crée la magie électrique. Dans le générateur de vapeur, l’eau chaude du primaire cède sa chaleur, l’eau du secondaire se transforme en vapeur, entraînant une turbine qui elle-même active un alternateur. La puissance produite pour un réacteur 900 MW comme Tricastin est d’environ 900 MWe (soit 2700 MW/thermique). Ensuite, un transformateur élève la tension de l’électricité produite à 400 000 volts, permettant son transport sur le réseau national. Ce circuit est propre, non radioactif, mais vital. Une rupture de ligne de vapeur peut être catastrophique.
Le circuit de refroidissement : la clé de la stabilité
Le troisième circuit, représenté en bleu, assure le refroidissement de la vapeur secondaire en la retransformant en eau. Il utilise l’eau d’un fleuve, d’un canal, ou de la mer. Sa fonction est simple mais essentielle.Elle empêche la surchauffe et maintien la pression sous contrôle. Sans ce circuit, le réacteur ne pourrait même pas fonctionner quelques minutes.
Les 3 circuits : une étanchéité sacrée :
Le document le rappelle explicitement : les trois circuits sont hermétiquement séparés. Aucun mélange n’est toléré. C’est ce principe d’étanchéité qui permet d’éviter que la radioactivité du primaire ne contamine le secondaire, ou que l’eau du fleuve ne se retrouve dans le cœur du réacteur. La moindre brèche est un événement significatif devant être rapporté à l’ASN dans un délai strict de 48 heures.
Une tranche, un ilot, un système nerveux complet
Une tranche nucléaire se compose de l’îlot nucléaire (où se trouve le réacteur), de la salle des machines (turbine, alternateur, condenseur), de la salle de commande (poste de pilotage), du système de refroidissement et d’une multitude de systèmes auxiliaires (eau, air, huile, sécurité…).
Chaque tranche est un monde autonome.Par exemple, sur un site comme Chooz, il y a 2 tranches et sur un site comme Tricastin ou Dampierre, il y a 4 tranches. Plus il y a de tranches, plus la coordination devient complexe. Plus la coordination est complexe, plus les risques d’erreurs humaines augmentent. Le cycle d’une centrale se défini par l’alternance de repos et de tension. Une centrale ne fonctionne pas sans pause. Elle respire, elle alterne deux états fondamentaux : l’arrêt de tranche et le régime de production.
L’Arrêt de Tranche (AT) : 12 à 18 mois de préparation
Votre document détaille parfaitement cette phase capitale. Un réacteur est arrêté environ tous les 12 à 18 mois, selon les modèles. Trois types d’arrêts existent :
l’ASR — Arrêt Simple de Rechargement, nécessite Peu ou pas de maintenance.
La VP — Visite Partielle, rechargement + contrôles + maintenance intermédiaire.
La VD — Visite Décennale, la plus lourde : contrôle complet du réacteur, essais de tenue mécanique, modifications de sûreté et inspections approfondies.
Le document précise que Tricastin a validé sa 4e VD en 2019, préparant un fonctionnement jusqu’à 50 ans.
2. Le TEM — Tranche En Marche : la haute tension permanente
Le TEM, c’est la tranche en production maximum. Une phase où les marges de manœuvre sont minimes. Où chaque action des opérateurs est scrutée. Où la sûreté se joue chaque minute. Rappelons que pour Tricastin, la puissance maximale est d’environ 900 MW électriques. C’est colossal. C’est vital pour le pays. Mais c’est un équilibre fragile.
Sûreté nucléaire : une exigence absolue
Le document cite la définition officielle de l’ASN : “La sûreté nucléaire recouvre l’ensemble des dispositions techniques et des mesures d’organisation prises pour prévenir les accidents ou en limiter les effets.”
Elle concerne : la conception, la construction, le fonctionnement, l’arrêt, le démantèlement et même le transport des matières radioactives.
Ce n’est pas une option. C’est la pierre angulaire du nucléaire français.
Lorsque ces règles ne sont pas respectées : le spectre de l’accident
Les règles de sûreté sont comparables au Code de la route et c’est une loi aussi immuable que la gravité. On ne “négocie” pas un STOP, on ne “fait pas au feeling”, on ne dit pas “ça passera”.
Lorsque des erreurs sont commises, un incident peut survenir et un événement significatif de sûreté doit être déclaré (ESS). l’ASN peut intervenir et sanctionner.
Mais comme nous le verrons dans les épisodes suivants, tout cela repose sur une hypothèse : que les personnes qui détectent les écarts puissent le dire librement.
Or ce n’est pas toujours le cas. Dans les prochains épisodes, nous révélerons : des erreurs de lignage, des dossiers de divergence bâclés, des manipulations d’indicateurs, des intimidations d’inspecteurs, des pressions organisationnelles, des dysfonctionnements systémiques. Mais pour comprendre l’ampleur de ces dérives, il faut d’abord comprendre que le nucléaire exige la perfection, qu’un seul maillon faible peut suffire à créer un incident grave et que la sûreté dépend autant des machines… que des humains.
C’est là que le drame commence.



















