EDF, la machine à broyer : « EDF tient les syndicats entre ses mains »
Article du journal « Blast » de Thierry Gadault.
Numéro 2 de Force ouvrière à EDF, Rémy Casabielhe est l’un des principaux négociateurs des accords ces dernières années au sein de l’entreprise. Dans l’entretien qu’il accorde à Blast, après les premiers volets de notre enquête, le délégué syndical dénonce sans détours l’inaction de la direction mais aussi des syndicats face aux problèmes d’harcèlement, de discriminations et de suicides. Et met en cause les accords conclus depuis une vingtaine d’années, responsables de ce phénomène. Des propos qui détonnent et lèvent le voile sur une complicité qui ne dit pas son nom.
Le combat syndical, Rémy Casabielhe connaît. Entré à EDF en 1981, ce juriste de formation réputé pour sa ténacité est d’abord passé par la CGT, puis la CFE-CGC, avant de rejoindre les rangs de FO. Délégué syndical au siège social parisien et adjoint du délégué central pour la société-mère, il est l’un des principaux négociateurs des accords sociaux chez l’électricien. A EDF, sa voix porte. Mais le voilà aujourd’hui arrivé à un constat : celui de son impuissance à faire reconnaître et prendre en compte par les syndicats et l’entreprise la réalité du management pathogène en vigueur dans le groupe, depuis une vingtaine d’années. Un véritable déni qui s’explique, selon lui, par la dépendance des grandes organisations représentatives du personnel vis-à-vis de la direction.
Dans cet entretien qui risque de faire parler, il détaille notamment comment la direction d’EDF est même devenue… l’évaluatrice des dirigeants syndicaux.
Blast : Vous avez un long parcours à EDF. Vous êtes délégué central FO depuis 2018, vous avez été notamment conseiller prud’homal, avez siégé et participé à des nombreuses instances, mené de nombreuses batailles. Vous êtes ce qu’on peut appeler « un dur », en matière syndicale. Avant FO, vous avez milité au sein d’autres organisations…
Rémy Casabielhe : J’ai eu des mandats locaux dès 1985 sous l’étiquette CGT, au niveau de mon établissement, jusqu’en 2007. Après avoir dû abandonner mon second mandat de conseiller prud’hommal en cours, pour venir travailler à Paris et intégrer le siège d’EDF, je n’ai pas adhéré à la CGT du siège car ses membres étaient totalement inféodés à la direction, et très dogmatiques. Ce que je n’avais pas connu, auparavant. J’ai donc rejoint la CFE-CGC, elle était très puissante au siège et elle avait à l’époque l’image d’un syndicat très combattif, tant collectivement qu’individuellement. Je suis alors devenu secrétaire du comité d’entreprise et du comité d’hygiène et sécurité du travail (CHSCT) du siège, mandat que j’ai laissé à une de mes camarades, puis j’ai été nommé président du syndicat des fonctions centrales. A ce titre, j’ai participé à des travaux de la fédération sur le thème du syndicalisme et du management, j’ai apporté des idées mais je me suis rendu compte que ça ne plaisait pas vraiment.
EDF et le syndicalisme : quand le dialogue social se heurte au mur du silence
Un héritage social fragilisé au sein d’EDF
À EDF, le syndicalisme a longtemps incarné un rempart protecteur pour les salariés et un pilier du dialogue social. Cette histoire sociale forte reste largement mise en avant dans les discours officiels. Pourtant, derrière cette façade institutionnelle, de nombreux salariés décrivent aujourd’hui une réalité plus opaque, marquée par le silence, les non-dits et des compromis successifs.
Dans les couloirs de l’entreprise, certains évoquent discrètement la « loi du clan des siciliens ». Cette expression ne désigne pas une structure formelle, mais une culture interne fondée sur l’omerta et l’évitement des conflits sensibles. Ces tensions apparaissent surtout lorsque les alertes risquent de fragiliser l’équilibre institutionnel ou l’image de l’entreprise publique.
Alertes internes et malaise syndical croissant
Ce malaise est apparu publiquement à travers le témoignage de Rémy Casabielhe, numéro deux de Force ouvrière à EDF, dans un entretien accordé au média Blast. Après quarante années de carrière, ce juriste décrit son burn-out et un profond sentiment d’impuissance. Il évoque une dérive progressive du dialogue social au sein de l’entreprise.
Selon lui, les accords sociaux successifs ont placé les organisations syndicales dans une relation de dépendance croissante envers la direction. Dans ce contexte, certaines alertes sensibles, liées au harcèlement, aux discriminations ou aux risques suicidaires, ne sont plus traitées frontalement. La crainte de détériorer les relations institutionnelles conduit parfois à l’inaction, ce qui nourrit un découragement militant durable.
Une parole des salariés de plus en plus isolée
De nombreux salariés, syndiqués ou non, décrivent un schéma récurrent lorsqu’ils signalent une situation de souffrance au travail. Le problème tend alors à être individualisé, voire retourné contre la personne concernée, qui se retrouve isolée face à l’institution. Certains expliquent avoir été invités à se taire « pour le bien du collectif », tandis que d’autres relatent une perte de soutien syndical.
Pris séparément, ces récits restent difficiles à vérifier. Toutefois, leur accumulation dessine une tendance préoccupante. L’alerte apparaît de plus en plus comme une menace pour l’équilibre interne, plutôt que comme un droit fondamental. Pour approfondir cette analyse, voir notre dossier sur la souffrance au travail dans les entreprises publiques.
EDF, nucléaire et responsabilité stratégique
Ce phénomène dépasse largement le cadre d’EDF. À France Télécom, devenue Orange, le silence institutionnel a cédé après des drames humains majeurs. À La Poste, des réorganisations répétées ont conduit à des enquêtes judiciaires. À la SNCF et à la RATP, des agents évoquent aussi des pressions managériales persistantes.
Cependant, EDF présente une spécificité forte liée au nucléaire. L’entreprise incarne un pilier de la souveraineté énergétique nationale. Reconnaître des dysfonctionnements internes fragiliserait un récit de maîtrise et de fiabilité stratégique. Cette contrainte symbolique pèse également sur les syndicats majoritaires, coincés entre leur rôle de contre-pouvoir et leur statut de partenaires institutionnels.
Briser le silence avant le point de rupture
Ce mur du silence ne résulte pas toujours d’une volonté cynique ou organisée. Il s’explique aussi par la fatigue militante, la concurrence syndicale accrue et la crainte de perdre des moyens. Pourtant, ses effets restent bien réels, avec l’isolement des salariés en souffrance et l’érosion progressive de la confiance collective.
L’histoire récente le montre avec constance : le silence ne protège jamais durablement. Lorsqu’il s’effondre, c’est souvent sous la contrainte des drames, des tribunaux ou des révélations médiatiques. La question demeure donc entière. Les syndicats sauront-ils retrouver une parole libre et indépendante avant le point de rupture, ou continueront-ils à évoluer derrière un mur qui fragilise lentement la confiance des salariés ?




















